Thèse soutenue à Paris I-Sorbonne en 2000
Le trafic de la voix (extrait)
Une rencontre de la voix et des arts plastiques, en quête d'une transvaluation de la langue selon Nietzsche
Duplicité or/diamant
Dans le paysage nietzschéen, la figure de la coupure par le diamant ou le sel s’associe à la figure de l’union par l’or. Lueur douce et tranchant du faisceau cristallin, miel et sel, fonte et pétrification, sont autant de transpositions de la duplicité or/diamant, dont les deux éléments restent inséparables en tant qu’ils sont deux figures de la transmutation nietzschéenne, se renversant l’une en l’autre. La terre est doublement orientée par ces deux faisceaux de valeurs minérales : l’or porte le don et la douceur ; sa malléabilité et la possibilité de le couler et de le mouler s’apparentent à une dépersonnalisation, tandis que la dureté et l’intensité de la lumière transmises par le diamant suggèrent l’individuation, l’ordre de la forme travaillée.
L’intuition de la duplicité or/diamant attribue au cœur de la terre une ambivalence : chacun des deux minéraux se transcendent mutuellement. Ainsi, la matérialité de la terre n’est plus concurrencée par la spiritualité céleste, mais comporte en elle-même les pôles entre lesquels se crée une tension dont Héraclite nous enseigne qu’elle est le propre du devenir :
« II faut savoir que le combat est lien, la justice discorde, et que tout arrive par discorde et nécessité. »
Le piège du lien soumet chacun des deux lutteurs à la nécessité de l’autre, ce qui les unit dans l’adversité elle-même. La circularité du filet, le retournement de la ruse, inspirent la pensée de la nécessité selon Héraclite. Non seulement l’opposition et l’union ne font qu’un, mais encore, l’existence résulte d’un obscur combat dans lequel il n’y a aucune issue définitive. Chaque forme qui nous apparaît résulte d’une éphémère avancée de l’un des deux principes fondamentaux qui en constituent la source. Une telle intuition suggère un continuel brassage des valeurs tel qu’il est évoqué par Zarathoustra lorsqu’il se déclare « sel qui lie le bien au mal ».
La réalité double du cœur de la terre revient à une duplicité or/diamant, chacun des deux éléments appelant le retour de l’autre. Dans l’univers nietzschéen, la transmutation n’est pas progression linéaire : son accomplissement est le rythme alternatif de la projection et du retour d’une substance et de sa source. Mais la source connaît à son tour une telle double dynamique : projection et retour se répercutent de plus en plus profondément dans ce paysage nietzschéen dans lequel il est toujours possible de pénétrer et de s’élever à l’infini. L’éternel retour n’admet aucune borne.
Résumé
La recherche consiste d’une part à mettre la voix en regard de certaines pratiques plastiques et d’autre part, à confronter la question de la « transmutation de toutes les valeurs », telle qu’elle se présente dans l’œuvre de Nietzsche, à la langue.
Quête d’une matérialité de la langue et imaginaire de la circulation sont les deux pôles du “trafic” de la voix en correspondance avec la pensée du devenir et de l’éternel retour de Nietzsche. La « transvaluation de toutes les valeurs » selon Nietzsche serait un renversement, une pratique du retour et du retournement. Cependant, cette immanence n’est pas une conservation statique, mais se présente comme volonté vers la puissance.
Dans ce changement de perspective projeté par Nietzsche, on peut s’interroger sur ce que pourrait devenir la langue. Il s’agit de penser avec Nietzsche une immanence de la langue. Dionysos, la mètis, et Prométhée parrainent cette langue qui se veut à la hauteur de l’insaisissable et de l’indicible. Langue et techniques retrouvent, à titre de mise en œuvre démiurge de la matière, l’aspiration à une humanité se transcendant elle-même.
La transvaluation serait le projet d’une génération continuelle des valeurs : on ne pourrait en découvrir que des figures instables, qui seraient autant de sursauts instantanés. Seule la circularité permettrait de se figurer l’union du devenir et de la présence. En cherchant à saisir la contradiction de la transvaluation, tout en préservant sa duplicité, entre matérialité du corps et aspiration au dépassement, œuvre de soi et dépersonnalisation, s’impose la figure du cercle, à la fois centre et circonférence, concentration et irradiation, plénitude et dynamisme.
La transvaluation correspondrait à une mise en œuvre des valeurs au point où elles forment un anneau, tournoyant sans cesse les unes vers les autres, en l’espace d’un instant : le « retour éternel » proclame une sainteté du corps qui est clé du monde, révélation de sa foncière duplicité. Entraînée dans cette dynamique enivrante de l’anneau, la langue redevient projection, puissance, grâce au “trafic” de la voix.